«OK, Okay!» (Stanley Kubrick)

Jan Winkelmann

A l’occasion d’un séjour à New York, en février dernier, je fus invité à prendre un brunch chez Ultra Violet, l’une des nombreuses superstars de la galaxie Andy Warhol, entre 1960 et 1980, à l’époque de la Factory. J’étais naturellement très intéressé par le sujet du «loft légendaire» et avide de recueillir quelques détails piquants en vue d’émailler une conférence que je devais faire à mon retour. Mon hôtesse, étoile sur le déclin, avare d’informations, me conseilla la lecture de «Famous for 15 minutes. My years with Andy Warhol», son livre paru en 1990. Là, me dit-elle, je devais trouver toutes les réponses à mes questions, formulées et informulées et, sans transition, elle se lança dans un discours panégyrique, pathétique et déconcertant à la fois, sur la puissance, l’omniprésence et le pouvoir de la lumière, la poésie de l’arc en ciel et les dimensions métaphysiques de cette «matière exempte de matière». J’avais du mal à imaginer qu’Ultra Violet, ce nom d’artiste adopté au début des années soixante, ait pu quatre décennies plus tôt faire référence à la spiritualité évoquée à présent. Jusqu'à ce jour de février, j’avais imaginé qu’Ultra-Violet faisait naïvement référence à la couleur violette, à la mode à cette époque, et résumait par ailleurs l’enthousiasme omniprésent pour la lumière, manifeste dès le début des années soixante dans la prolifération de lampes et luminaires de designers et, au-delà, dans l’apparition d’un art conceptuel jouant sur la couleur, la lumière et l’espace.

Si les remarques de mon interlocuteur évoquées plus haut m’ont quelque peu irrité, il n’est pas improbable qu’en soient responsables les défaillances de mon imagination ou l’éducation de mon regard, formé à l’école de l’histoire de l’art — et à ce titre toujours à l’affût de sources, d’emprunts et d’analogies. Mais peut-être cette vue de mon esprit et cette éducation de mon regard ne sont elles, à la réflexion, qu’une seule et même chose dont la logique interne peut se formuler ainsi: «le point de vue différent du spectateur».

À la question de savoir pourquoi le vaste champ thématique «lumière» joue un rôle aussi important dans les formes diverses de représentation qu’emprunte l’art de Tobias Rehberger, l’artiste m’a lui-même répondu qu’il était intéressé par les «changements constants de perspective». Ce qui fascine Rehberger est que le phénomène «lumière» définisse le point de vue – et simultanément «l’angle de vue» du spectateur. Ainsi le paramètre de l’angle de vue fait-il de lui non seulement un être qui percoit, mais encore un être qui percoit à l’évidence et clairement, exclusivement depuis un angle de vue qui lui est propre.

Outre le métatexte sur la lumière et les différentes sources lumineuses inscrit dans chacun de ses travaux, tous les cas de figure — rapports de force — entre esthétique et fonction, sont ici examinés. Ainsi la lumière et les corps lumineux chaque fois créés permettent-ils une lecture en abyme où situations, actions, démarches humaines, sociales et psychologiques s’imbriquent ou se font écho.

«Missing Colours I» (1997) évoque «the missing link», ce chaînon manquant que serait le lien entre la lumière et sa fonction de véhicule symbolique de signification, rôle que l’histoire de l’art européenne lui confère depuis des siècles. Elle est en effet évocation d’un au-delà céleste et lumineux et, simultanément symbole des connaissances suprêmes. Mais «Missing Colours I» fait aussi référence à cette substance immatérielle de nature «tellurique», dont la dimension — contrairement aux ultra violets «métaphysiques» évoqués plus haut — est bien réelle. La lumière conçue comme matériau à la périphérie de la matérialité, comme forme d’énergie intangible dont la visibilité est indissolublement liée au pouvoir de réfraction ou à l’opacité d’un corps étranger dont la médiation (l’interposition) lui confère visibilité et spatialité, sans qu’elle ne devienne pour autant expérience matérielle et spatiale. La lumière est le médium physique à l’origine de la perception visuelle, elle même à l’origine d’une expérience affective. C’est à l’intérieur de ce champ magnétique que s’inscrit l’œuvre mentionnée plus haut. Aux quatre cimaises de la salle d’exposition était projeté un film de trente-six minutes qui restituait dans son intégralité le spectre chromatique du médium vidéo, permettant aux couleurs de se fondre lentement les unes aux autres selon un rythme — à une vitesse — à peine perceptible. Elles enveloppaient le spectateur d’ombres diverses et, de la sorte, lui ménageaient un espace où il pouvait percevoir la couleur en termes quasi oniriques. L’idée de cette œuvre vint à Rehberger le jour où un ami lui affirma qu’il rêvait en noir et blanc et non pas en couleur. Le phénomène, très largement répandu, s’explique du fait qu’il résulte du souvenir et non de la perception immédiate. Comme pour compenser ces disparités, Rehberger a créé un espace réel dévolu à la frénésie de la couleur dans lequel le spectateur était en mesure de mettre un terme à son rêve éveillé à l’aide d’un variateur d’intensité et par là d’amener la lumière blanche et claire à engloutir le chromatisme aux tonalités subtiles. Le médium vidéo n’était plus ici investi du rôle de véhicule d’images, mais de celui exclusif de source générique de couleur. La propension au mouvement, la dynamique propre au médium n’étaient plus perceptibles qu’à l’intérieur de changements chromatiques lents, quasi imperceptibles. Il fallait uniquement avoir fermé les yeux quelques minutes pour percevoir le changement de couleur, sensible dans la différence entre l’avant et l’après. Ainsi «Missing Colours I» offrait-il au spectateur la possibilité — au-delà d’une expérience visuelle de la couleur — de prendre conscience des limites de sa propre perception.

Le projet «Günters (wiederbeleuchtet)», réalisé en 1997 dans le cadre des «Skulptur Projekte Münster» est moins orienté sur la perception — effective et virtuelle – que la participation des spectateurs. Une des installations les plus spectaculaires et simultanément le premier grand projet de l’artiste réalisé dans l’espace public était un bar de plein air qui, au fil des heures, changeait de physionomie, selon le degré de clarté et d’obscurité ambiantes. Voici comment l’artiste décrit son concept : «[l’auditorium de la Hindenburgplatz] … se compose d’un socle rez-de-chaussée qui occupe approximativement le tiers de la hauteur totale, et d’un étage supérieur presque entièrement constitué de baies vitrées qui occupe lui-même les deux autres tiers de la structure. L’étage vitré doit être éclairé de l’intérieur ; la quantité de lumière blanche doit être telle qu’il se comporte en source lumineuse pour l’extérieur. Si l’on préfère, il donne non seulement l’impression d’être éclairé, mais celle encore d’éclairer — d’avoir pour mission d’éclairer l’extérieur — de projeter sa lumière à l’extérieur. Ainsi tout l’immeuble tient-il lieu de gigantesque luminaire. Et ce luminaire est l’unique source d’éclairage d’un bar situé lui-même sur la grande terrasse au premier étage du bâtiment universitaire. Les superstructures sont rangées sur les bancs de béton inamovibles du lieu et doivent être facile à manipuler afin de remplir, le soir, la fonction de bar de comptoir ou de tribune de disque-jockey). Dans la journée, ces divers éléments sont retournés et servent de tables auxquelles on s’assied sur les bancs de béton. La terrasse, pour être parfaitement définie, doit être recouverte d’un revêtement synthétique, rouge».

Ce projet permettait à Rehberger d’introduire le design à différents niveaux de fonctionnalité puisqu’il visait simultanément la convivialité, l’événement et le happening. Réalisation esthétique subtile, faisant intervenir un tissu social existant et des réalités architectoniques, intemporelles, le projet était basé sur l’utilisation d’éléments urbanistiques existants et leur emploi métonymique permettait à l’artiste de leur donner une destination temporaire nouvelle. De la sorte un lieu public se voyait revitalisé/régénéré et l’architecture elle-même était transformée en objet fonctionnel, en matrice lumineuse qui éclairait la terrasse et se transformait à son tour, à titre de bar de plein air, en lieu convivial de rencontres et manifestations sociales. Le jour, sculpture d’une esthétique fonctionnelle immuable, le projet se transformait au crépuscule en bar-discothèque. «Günters (wiederbeleuchtet)» définissait ainsi un nouveau lieu public dans un ancien contexte urbain et créait, à l’aide de moyens des plus modestes, l’infrastructure capable d’accueillir un groupe social réuni temporairement par une manifestation spécifique. Le lieu n’en demeurait pas moins architectural tout en changeant de fonction selon l’heure du jour pour devenir un lieu socialement codé. Changeant de public, il changeait par là même de fonction. A la faveur d’aménagements esthétiques et fonctionnels une situation de communication temporaire avait pu voir le jour dans un espace inédit, la question de la fonction et du rôle convivial de l’esthétique était remise en cause. Outre les implications de contenu et de forme analysées plus haut, «Günters (wiederbeleuchtet)» est également paradigmatique du commerce qu’entretient Rehberger avec les systèmes de valeur culturelle qui sont, en l’occurrence, une architecture des années ‘50 et la remise en question de la valeur des représentants d’une institution culturelle, et ceci en vue d’une adéquation obtenue par l’appropriation ou le détournement (déplacement) de la fonction initiale. De la sorte Rehberger remet en question non seulement la valeur de l’œuvre en soi, mais encore et surtout un commerce traditionnel (convenu, hérité) et l’attribution conséquente de valeurs culturelles. Dans l’œuvre de Rehberger, les registres existants sont mis au même niveau (qu’il s’agisse de systèmes de valeur culturels ou contraire d’abîmes entre le «high» et le «low») de manière à les transférer dans un nouveau système de rapports. Lui-même résume ainsi sa préoccupation majeure: «il ne s’agit pas pour moi de contextes déterminés dans lesquels j’introduis des objets, mais de la diversité des rapports sous l’angle desquels un objet peut être vu (…) Ces rapports, dans leur ensemble, ne connaissent pas de hiérarchie.»

Cette attitude est à la base des modes de production qui supposent communication et interactivité, préoccupations au cœur de l’œuvre de Rehberger. Une stratégie récurrente bien qu’exprimée chaque fois selon des modalités différentes est ici l’enrôlement — c’est à dire la participation — de tiers personnes à la genèse de l’œuvre. Aussi les questions de la subjectivité, de l’autonomie créative de l’artiste sont-elles transférées aux différents co-auteurs. Quantité de décisions esthétiques reviennent — pour dire les choses simplement — non pas à Rehberger mais à l’apport de ces acteurs. Ainsi amis et connaissances, étrangers et inconnus sont-ils souvent — et de temps à autre à leur insu — liés à la création d’une œuvre. Rehberger initialise une situation régie par la communication et qui suppose de chaque personne impliquée une intervention cognitive et créative. Ces «acteurs» fournissent à Rehberger un point de départ — un canevas — sur lequel il brodera des solutions conceptuelles ou concrètes. La question posée ici est celle du statut de l’œuvre donnée comme composition artistique en soi, davantage que la subjectivité de l’auteur ou l’état d’âme des acteurs du groupe. Simultanément, prend forme un système associatif de relations qui fait appel à tous les formalismes, aussi bien contemporains qu’historiques comme l’illustre le design dans sa dimension historique et sociale. Pour Rehberger, l’art est compris comme processus créatif subjectif mais exposé à l’influence de facteurs étrangers, exogènes. Ses œuvres sont des solutions novatrices, contemporaines, spécifiques mais qui débordent toujours leur propre nucléus car l’art et la vie voisinent en dehors de toute hiérarchie et s’interpénètrent réciproquement de toutes parts, sans jamais présenter une quelconque ligne de démarcation claire et nette.

Partant de cette prémisse, l’installation «Montevideo» de Colle Val d’Elsa de 1999, dans le cadre de l’exposition «Arte all Arte», illustrait de façon exemplaire l’imbrication de nombreux couples antithétiques : espace intérieur/espace extérieur, obscurité/clarté, lumière artificielle/lumière naturelle. Un tunnel pour piétons de plus de cent mètres était éclairé par cent vingt trois suspensions en verre que Rehberger avait lui-même commandées aux souffleurs de verre de la région. L’intensité lumineuse était réglée par le biais d’internet, et restituait en temps réel les conditions lumineuses du moment dans la ville de Montevideo. La lumière solaire subtropicale était restituée sous forme de lumière électrique. L’extérieur était visible à l’intérieur, la tradition artisanale locale jouxtait avec la technologie de pointe (internet) dans un complexe exempt de hiérarchie. Ces formes antagonistes s’interpénétraient de la façon la plus naturelle. Les limitations de chacune s’abolissaient d’elles-mêmes, comme dans la relation réciproque des contraires. La fonctionnalité même du temps réel de l’éclairage était neutralisée par le décalage horaire voulu par les deux longitudes. Un autre principe mis en œuvre voulait que les lampes fussent éteintes alors qu’il eût été normal que le passage soit éclairé. La mise sous tension de l’éclairage était le fait d’une décision arbitraire, a priori, de l’artiste et se dérobait ainsi à toute décision individuelle a posteriori.

L’intervention de Rehberger pour «................................................................................................................................. (Bindan GmbH & Co.)» de l’an 2000 reposait sur un mode de fonctionnement semblable. Dans le cadre de l’exposition «ein.räumen» de la Kunsthalle de Hambourg — et plus précisément dans la salle historique dite «Olympiasaal» du musée, le système d’éclairage existant fut remplacé par des lampes en verre soufflé. La mise sous tension/hors tension des boules de verre opalescent ne dépendait plus du compteur électrique du musée. Il était en revanche sous le contrôle d’un interrupteur installé dans une salle de conférences de la société dont le nom est l’intitulé de l’intervention. L’immeuble de bureaux de la société s’élève en effet sur le trottoir qui fait face au musée. De la salle «Olympia» le regard plonge directement dans la salle de conférences de Bindan GmbH & Co. Le musée se trouvait ainsi dispensé de la régie de son propre éclairage. Les ampoules n’étaient pas allumées alors même qu’elles étaient nécessaires à l’éclairage des œuvres d’art. C’est en revanche aux caprices aléatoires des activités de la salle de conférences de Bindan GmbH & Co. que revenait le mérite d’éclairer tableaux et sculptures, si d’aventure un visiteur se trouvait là. Le projet de Rehberger imbriquait à l’évidence ces deux domaines — économique et culturel — de la vie sociale, qui entretiennent par ailleurs d’étroits rapports de dépendance. Mais l’«argent» n’était pas ici le critère décisif. Il s’agissait de transfert de moyens techniques, prélevés à l’institution culturelle et déplacés dans le monde de l’économie. Ainsi se trouvaient illustrés de façon savoureusement métaphorique les rapports de force suprêmes le monde des affaires et la culture.

C’est au sens de composition totale qu’il faut comprendre l’exposition intitulée «The Secret Bulb in Barry L.» présentée à l’automne de 1999 à la Galerie für Zeitgenössische Kunst Leipzig. On y retrouve en effet la lumière, les lampes et autres sources d’éclairages sous tous les aspects qu’elles ont jusque-là revêtu dans les travaux paradigmatiques de Rehberger.

Le titre fait d’emblée référence à la perception de la lumière par l’œil humain et aux atmosphères que celle-ci sait créer. «The Secret Bulb in Barry L.» est à la fois citation et référence au film de Stanley Kubrick «Barry Lyndon» (1973-75), éclairé d’un bout à l’autre à l’aide de chandelles, à l’exclusion de toute lumière électrique. «Barry Lyndon» fait lui-même référence au cinéma expressionniste allemand — celui de Murnau et Lang en particulier — et à la recherche, chez l’un comme chez l’autre, d’effets d’ombres et de lumières particulièrement saisissants en vue de produire une atmosphère onirique, étrange et mystique à la fois. Au delà de ces deux niveaux de référence, le titre de l’exposition annonce simultanément de façon poétique et sophistiquée, le thème de la manifestation. Mais dans la mesure où il donne à penser que le film de Kubrick a bénéficié d’un éclairage électrique dissimulé (the secret bulb), il est clin d’œil ironique démystificateur.

Dans la première salle de l’exposition s’étirait un rideau multicolore devant les treize mètres d’un mur, lui-même percé de cinq fenêtres. La salle par ailleurs entièrement vide était légèrement assombrie par le voilage. Mais un jeu chromatique subtil était simultanément perceptible dans cet espace car les couleurs du textile, dématérialisées par la lumière des fenêtres, étaient visibles sous forme de réflexions colorées sur les murs, le plafond et le sol de la salle d’exposition. «Stockholm, Summer» (1999) est un hommage au néo-constructiviste suédois Olle Bærtling qui compte parmi les principaux représentants de l’art abstrait en Suède. Les caractéristiques de l’œuvre de Bærtling sont les aplats triangulaires dont les angles sont le plus souvent très aigus et, de temps à autre, ouverts. Cette technique confère aux tableaux une dynamique exceptionnelle. Cette disposition formelle est accentuée par l’emploi de couleurs vives et de contrastes violents. Rehberger fait référence dans son projet à un rideau que Bærtling créa en 1974 pour le centre culturel de Stockholm. Le rideau de quelque cinquante mètres de long voile les fenêtres de la salle de conférences hautes de plus de cinq mètres chacune et plonge ainsi l’espace entier dans un éclairage violet et bleu clair. L’adaptation de Rehberger semble vouloir dépasser la dynamique et les contrastes du design de Bærtling. Les petites surfaces triangulaires plus réduites chez lui que chez son mentor et dont la palette se résume aux contrastes des complémentaires violet-jaune, bleu-orange et rouge-vert génèrent une impression cinétique dans l’espace coloré de la salle. En fait, Rehberger s’approprie ce qui chez Bærtling était déjà transposition sous forme de rideau de la composition et du chromatisme de sa peinture. Il s’en inspire pour faire un rideau et l’utilise ainsi comme matrice des modulations lumineuses de l’espace. La lumière et la tonalité qui en résultent sont perçues comme des créations artificielles. La démarche devient évidente à l’examen des fenêtres où la lumière est plus claire qu’ailleurs. Ici, au moyen d’un projecteur de lumière blanche, est restituée l’intensité éclatante d’une journée de cet été suédois qui s’étend de la mi-mai à la fin juin. Ainsi avons-nous là non seulement la référence immédiate à la localisation géographique de l’emprunt, mais encore et surtout, grâce à la différence immédiate, la faculté de percevoir les conditions lumineuses du site. Le transfert «culturel» déjà réalisé par Rehberger lorsqu’il s’approprie les principes formels de Bærtling se double ici d’un transfert météorologique. Si chacun des systèmes de référence (culture, géographie) est perceptible individuellement, leur association engendre un jeu réciproque de constantes naturelles, artistiques et artificielles où chacune est dans un même degré dépendante des autres.

La salle suivante présentait, dans une proximité immédiate les uns des autres, différents travaux de la série «I’d really love to». Cette série d’interventions, qui a vu le jour en 1997, est régulièrement présentée et complétée. A l’origine, il y avait pour chacune d’entre elles la réponse — chaque fois différente — d’une personne (d’un acteur), à la question posée par Rehberger: «Qu’aimeriez vous vraiment ?». Sur la base de cette réponse, l’artiste concevait et réalisait des sculptures ou des objets fonctionnant comme des «prothèses» de désirs matérialisés, et correspondant chaque fois à la première étape de l’accomplissement d’un rêve dont l’attente devenait ainsi plus tolérable. «I’d r. l. t. (Pearls)» (1998) est la réponse de l’artiste à un désir de collier composé de perles immenses. Ce désir prend ici la forme d’une table de toilette en aggloméré, plaquée de ronce de noyer superbe et éclairée d’une lampe rouge en forme de bouteille. Le rêve d’enfant d’une femme «I’d r. l. t. (Seraphina)» (1998) est matérialisé sous la forme de table à langer et d’un berceau recouvert d’une peau de mouton. L’ensemble était éclairé par une suspension en opaline qui, évoquant la lune, complétait idéalement la «chambre d’enfant». «I’d r. l. t. (Palace)» (1999) est une solution d’attente que propose l’artiste à celui qui rêvait d’un château au bord de la Loire ou d’un palais en Toscane: lustre futuriste et vaste projet de tapis à réaliser soi même. «I’d r. l. t. (Clothes)» (1999) répond au souhait d’une élégante qui rêve d’une robe haute couture spécifiquement créée pour elle chaque semaine. Ainsi une penderie conçue pour une seule et unique robe est-elle ici la solution d’attente de l’accomplissement différé.

Les solutions spécifiques proposées par Rehberger vont bien au-delà du souhait exprimé par chacun. La puissance imaginative du désir, sa dimension psychologique, sa richesse et son rôle souvent ambivalent d’«objectif à atteindre» et d’«itinéraire de fuite devant la réalité» sont à l’origine de ce groupe de travaux. Les lampes et autres éléments d’éclairage font partie intégrante des différentes interventions, oscillant tantôt entre le pôle d’objet pur et simple et celui de création de designer, tantôt entre les différents stades qui séparent l’œuvre d’art à part entière du spécimen d’art décoratif. Dans un rapport d’égalité, «high» et «low» se faisaient face, entretenant à l’occasion des relations insolites et intéressantes. La mise en scène de l’ensemble des interventions présentées ici créait une atmosphère de lieu habité, référence bienvenue à la fonction initiale de cette villa de grand bourgeois que fut en son temps la Galerie für Zeitgenössische Kunst, même si la quantité d’œuvres parfois surdimensionnées étouffait ironiquement le volume des espaces.

«Ohne Titel» («Sans Titre», 1998), présenté dans la salle suivante était le fruit du travail commun de Tobias Rehberger et d’Olafur Eliasson. Une lampe sphérique conςue par Rehberger était éclairée par trois rayons lumineux de couleurs différentes qui projetaient sur le mur trois ombres colorées. Le phénomène était d’une simplicité ahurissante. En effet, la superposition de rayons rouge, jaune et bleu génère une lumière blanche. Lorsque le matériau lampe «absorbait» l’une des trois couleurs, les ombres colorées apparaissaient sur le mur. Cette collaboration met en œuvre deux concepts différents: celui de la lumière comme matériau de travail (médium) et celui de lampe — objet — source lumineuse en quelque sorte «domestiquée». Dans le travail d’Olafur Eliasson le rôle primordial revient à la lumière (matériau de travail, médium) avec laquelle l’artiste visualise des phénomènes de perception étonnamment simples et sophistiqués. Mais, pour le spectateur, fonction et démonstration sont toujours en suspens et compréhensibles à la fois. Il n’y a pas de secret à propos des effets produits. Malgré quoi, c’est précisément la rupture entre l’effet logiquement attendu et l’aura captivante du résultat en soi, qui rend compte de la fascination exercée par les travaux d’Eliasson. Ce qui se produit dans le cas présent évoque une sorte d’expérience scientifique, mais doublée d’une dimension sensuelle et poétique. La part qui revient à Rehberger dans cette collaboration est en revanche moins fondée sur le phénomène physique de la lumière et de ses potentialités. La lampe qu’il a dessinée ressemble plutôt à un modèle qu’à un lampadaire fonctionnel. En bois massif méticuleusement façonné et exclusivement pourvu, à la base, d’un orifice qui laisse filtrer la lumière, elle est suspendue à une hauteur inhabituelle, à une faible distance du sol, ce qui contribue à amputer sa fonction de luminaire, réduite à son expression la plus ténue. Par la forme sphérique, elle évoque le design des années soixante, tandis que le matériau bois évoque celui des années cinquante. Ce produit hybride de deux époques du design aux antipodes l’une de l’autre illustre de façon exemplaire la subordination de la fonction à la forme. Le précepte moderniste «form follows function» est ici inversé. Le concept de la lampe de Rehberger est celui du prototype d’une lampe de designer dans laquelle valeurs formelle et fonctionnelle sont ramenées à leur plus simple expression.

«Most beautiful» (1999) était en quelque sorte le contrepoint de l’intervention précédente, tant en termes de phénoménologie de la perception qu’en termes de design. Dans une pièce à la décoration intérieure néo-rococo (pâtisseries et moulures au plafond) étaient suspendues à des hauteurs diverses neuf lustres en plastique blanc de formes différentes, créés par le designer américain George Nelson dans les années ’60. Semblables à une escadre de lampions, ils ressemblaient à de blancs OVNI — ces Objets Volants Non Identifiés — ou encore à d’immenses boules de neige lumineuses et occupaient la presque totalité de la pièce. Par la pureté formelle, ces classiques du design incarnaient un idéal de beauté intemporelle. En tant qu’objets, ils occupaient l’espace, éclairant ce faisant un bout de papier froissé qui gisait sur le sol et qui à première vue ne semblait avoir aucun rapport avec les luminaires. Il aurait très bien pu avoir été négligemment jeté là ou bien encore avoir été égaré, perdu, dans un moment d’inattention. Seuls quelques fragments des phrases dactylographiées étaient lisibles. Il s’agissait à l’évidence de la description d’une femme. Ou si l’on préfère, c’était la description littéraire, méticuleusement précise, d’un idéal de beauté féminine: disons le rêve d’une femme qu’aurait rédigé un inconnu. L’infinie précision de la physionomie décrite se traduisait d’emblée par une représentation figurative dans l’esprit du lecteur/spectateur qui l’assimilait dans un second temps à sa propre représentation de l’idéal féminin. Comme dans les interventions de la série «I’d r. l. t.», nous avions ici une matérialisation exemplaire des projections de l’imaginaire et en l’occurrence, le spectateur était convié à solliciter sa propre imagination, puissance immatérielle, parfois irréelle ou surréelle, mais bien vivante nonobstant.

Dans la dernière salle de l’exposition étaient présentés trois travaux empruntés à la série «Standard Rad LTD» (1999). Standard Rad Ltd. est le nom d’une agence de design dont le siège bicéphale est à Berlin et Francfort. Rehberger avait, à la demande de Standard Rad LTD, conçu un espace d’accueil et une salle de conférence pour les bureaux de la société. Les meubles, dont la réalisation ne devait en fin de compte pas être confiée à l’artiste, ont néanmoins servi de point de départ à son intervention. Ils étaient à la base d’un travail dont la visée était psychologique (créer des conditions d’accueil favorables dans une société commerciale). Les maquettes de Rehberger en taille réelle étaient exécutées en panneaux de particules et recouverts d’une simple couche de peinture à dispersion. Comme dans le cas de la lampe sphérique décrite plus haut la fonction était ici purement formelle, c’est à dire circonscrite et identifiable, mais dans l’exécution qu’en proposait Rehberger, la fonctionnalité n’était pas réellement évidente. Ainsi, par exemple, la table de conférence, de toute évidence d’inspiration japonaise, avec ses sièges bas qui nécessite qu’on s’y assied accroupi, est peu adaptée à des réunions de longue durée, tout du moins pour ceux qui ne sont pas habitués à cette position. Le comptoir d’accueil avec son guichet qui dissimule entièrement la réceptionniste n’est pas vraiment pratique ; en outre la banquette relativement étroite était loin d’évoquer le confort auquel le design ergonomique nous a habitués. Ces ruptures entre forme et fonction, et notamment la subordination de la fonction à la forme, semblent ici aussi jouer un rôle central (même s’il est impossible de parler ici de suprématie de la forme sur la fonction). Outre leur fonction première, ces meubles dessinés par Rehberger faisaient également office de caisses de rangement (containers) pour postes de télévision. Au dos de chacun de ces simulacres de meubles, les écrans projetaient sur le mur le plus proche une lumière scintillante. Sur les moniteurs dissimulés au regard, on pouvait «voir» des films que les collaborateurs de l’agence ont décrit comme leur «expérience la plus traumatisante du cinéma». Nous avons tous fait cette expérience qui semblable à la série des rêves de désirs accomplis représente une forme universelle de cet inconscient collectif mais dont nous possédons chacun une clé très personnelle, liée à notre expérience de la vie. Dans le cas précis de l’exposition, les films projetés — qui étaient à proprement parler «invisibles» — s’intitulaient «A Man Called Horse», «Invasion of the Body Snatchers», «Soldier Blue» et «The Incredible Shrinking Man» qui n’étaient pas vraiment des classiques du film d’épouvante. En fait l’esthétique du mobilier entrait en résonance avec l’horreur signalée par les titres de ces films; mais elle n’était pas immédiatement perceptible et n’était objectivée que par le scintillement mystérieux des écrans, dans un jeu de rôles à plusieurs niveaux.

L’ensemble de l’exposition montre à l’évidence que le fil directeur est ici la lumière, ses formes de représentation et d’apparition, ainsi que l’illustre l’arsenal des phénomènes lumineux présentés (lumière aveuglante, sourde, étincelante, faible, rayonnante, multicolore, incolore et blanche, présente dans les ombres et les réfractions) et la multiplicité des sources lumineuses naturelles et artificielles (lumière du jour, lumière solaire, éclairage halogène, éclairage électrique banal, luminosité des écrans de télévision, lueur des bougies sous-entendue dans le titre même de l’exposition: «The Secret Bulb in Barry L.»). La magique lumière noire elle-même perçue sous forme d’aura violette crépusculaire autour des corps lumineux, dont la propriété est de rendre lumineuses les couleurs blanches et fluorescentes était présente dans l’exposition sous la forme de multiples lampes de chevet à lumière noire («Schwarzlichtleselampe»).

L’exposition «The Secret Bulb in Barry L.» illustre de manière pratiquement exhaustive le phénomène lumineux et ses diverses manifestations dans les stratégies qui sous-tendent les travaux et projets de Tobias Rehberger. Elle offre en outre une vue synthétique de sa création artistique.

Cette vision d’ensemble est complétée de façon représentative par deux autres expositions de l’artiste qui, avec celle de Leipzig, constituent une série: celle du Westfälischer Kunstverein de Münster et celle du Frac Nord - Pas de Calais à Dunkerque. A l’origine de cette tournée résidait l’idée qu’en trois lieux différents, divers travaux étaient présentés au public, illustrant chaque fois de façon multiple l’infinie variété des prolégomènes, stratégies et modes d’intervention qui caractérisent l’œuvre de Tobias Rehberger. Le catalogue, qui réunit le fruit de ces trois manifestations, apparaît ainsi comme une rétrospective du travail de l’artiste.

(Traduction: Solange Schnall)

Published in: apples and pears, Ausst. Kat. Galerie für Zeitgenössische Kunst Leipzig, Frac Nord - Pas de Calais, Westfälischer Kunstverein Münster, 2001

© 2001 Jan Winkelmann

German Version

home